MARTHA
On la dit folle Martha. Avec ce visage ravagé de vieille, ses mains ridées, son éternel tablier gris, elle était à courir dans la campagne. Partout. Elle marmonnait, invectivait, menaçait l'inconnu, même le ciel avec sa canne noueuse...
« Partez, quittez ma tête, avec toutes ces pensées qui comme des sorcières viennent me faire misère, me faisant trébucher. Elles sont de jour et de nuit comme des aiguilles à torturer mes pauvres jambes quand elles ne sont pas dans mon dos.
Toi, Jean, qui disparaît trop tôt me laissant moi et notre maison partir en ruine. Les souvenirs de notre jeunesse me blessent plus qu'ils ne me consolent, je n'ai rien pour me battre contre ces toiles d'araignée qui habitent ma maison, ma raison. Ils me rappellent ma déchéance physique, mes seins, mes jambes et tout le reste qui ne ressemblent à rien.
Mes vieilles photos jaunies. Tu vois, Jean, là on était en vacances près du lac, là à la montagne on skiait avec nos amis. On riait tout le temps. Pour rien. Ou plutôt parce qu'on avait l'avenir devant nous. J'étais jalouse et ne supportais pas toutes ces filles qui minaudaient autour de toi.
Hier, sortie comme d'habitude, maudissant ces nuages menaçants, j'ai glissé dans le fossé, me faisant très mal, j'étais comme assommée.... C'est là que j'ai senti Sa présence, j'étais glacée et prise de vertige. Est-ce maintenant ? Non ! Le cri d'un oiseau, un rayon de soleil m'aidèrent à me ressaisir. Suis pas pressée.
Et vous les enfants, vous m'abandonnez parce que mes paroles sont dures, vous ne supportez pas mes reproches. C'est commode de me traiter de vieille folle injuste. Votre éloignement me rapproche de cette nuit, la dernière. Je garde un peu de cette dignité pour ne pas quémander, rappeler l'amour versé... La mémoire est blessée.
Mes amis, ceux qui restent.... Vous êtes toujours jeunes dans ma tête, je ne vous ai pas vus vieillir. Je tiens à vous parce que vous êtes les témoins, les complices d'un temps où on ne compte pas le partage des corps et des sentiments.. Je reviendrais toujours à ces moments que sont nos conquêtes, nos Annapurna.
Et puis toi, Elise, mon amour secret, mon soleil. Tu sauves mes nuits, tu repousses l'Autre avec sa fourche... Tu es la force qui m'aide à me lever, Personne ne sait, ne comprendra cette passion qui me dépasse. Je peux dire je t'aime. Mon fruit défendu...
MARTHA deuxième version
« Ne me reluque pas comme ça Berthe ! Tu es une vieille vache, comme moi. Tu n'as plus de lait et tes mamelles comme les miennes sont comme des sacs vides. Va donc brouter dans le pré de Fernand, i dira rien, i sort plus de sa tanière, i sort plus de sa maudite maladie. Il ne me reste des forces qu'avec mon bâton et je chasserai qui me cherche. Perdu avec douleur mon vieux chien, Boubou, s'est fait écraser par la voiture du facteur. Il ne vient plus. Plus de factures, plus d'électricité...
Mon mari perdu, tu vois ce que sont mes restes, celle que tu trouvais belle est devenue laide. Te souviens-tu quand Berthe gagna le prix de la plus belle vache du canton? Nos amis n'ont pas dessaoulé de la soirée à chanter, déconner. La Marie qui remuait sous ton nez ses gros melons pour te séduire, mais j'étais là ! Yvan avec son accordéon nous faisait tous danser sauf Germain qui avait perdu une jambe en Algérie. Il buvait plus que tous pour oublier. J'étais ta gourmandise et pas celle qu'on traite maintenant de vieille sorcière...
Je n'oublie pas le jour où les enfants jouant avec le feu incendièrent la maison. Ils ne veulent pas comprendre la situation catastrophique où ils nous ont mis. Je sais qu'ils guettent ma fin pour partager ce qui reste. Oublié ce qu'ils doivent à mon lait, mes larmes et mes veilles quand ils étaient malades, les privations de la guerre, pas pour eux...
Après ton départ, un jour le soleil est revenu dans ma maison abandonnée... Je suis un peu gênée de raconter ce passage de ma vie. Elle s'appelait Elise, elle cherchait à travailler, faire n'importe quoi pourvu qu'elle mange. C'était un ange qui venait bouleverser ma vie. Je ne pensais qu'une jeune femme pouvait... Ma raison, mes pensées, mon attitude se chevauchaient, se refusaient, s'étreignaient. J'aimais Elise... Les années raccourcirent et le soleil disparut un beau matin. Partie.
Je T'attends, mes mains sont vides, tout glisse, tout fuit entre mes doigts. Je n'ai pas peur, qu'ai-je à défendre, qui me porte ? Je regarde tout ça, mes objets, mes souvenirs, ma vache... Et rien ne m'attire plus que mon vieux matelas qui connaît ma sueur et mes rêves ou cauchemars.
Mon secret ? Une petite lueur que je protège des nuages. Elle est ma complice, mon dernier recours. C'est elle qui dit chiche venez me prendre, vous n'aurez pas l'essentiel, j'ai caché demain dans aujourd'hui...
ROLAND le fils de MARTHA
« Quel triste spectacle que cette maison abandonnée... Maman a emporté avec elle ce qui restait de vie. Rien qui vaille, rien qui me rappelle mon enfance. Alice me demande de chercher la cache d'un trésor que la vieille aurait laissé. Bof...
Le seul héritage de nos parents c'était de nous apprendre à vivre durement, il fallait mériter son pain. Pénible ambiance des familles pauvres. Levés tôt, traire les vaches, aller aux champs, tous ces durs travaux et le vieux qu'était jamais content. C'est pour çà qu'un jour on a mis le feu à la maison et qu'on s'est sauvés définitivement.
Le contact avec le monde de la ville a été très difficile. Alice et moi ne savions pas parler, rire encore moins. Fallait trouver du travail, manger. On devenait des proies pour les voyous. Et puis il y a eu Emilio. Un grand malabar qui d'autorité nous prit sous sa coupe, profitant de notre innocence.
Emilio me trouva un travail dans une cuisine italienne. Je ne voyais jamais ma paie qui passait par la poche de notre protecteur. Et ma pauvre sœur fit la pute dans un quartier mal famé. L'expérience de la dure vie nous sauva. J'ai appris à me battre, à voler. Alice aussi.
Notre coup était bien préparé. On profita qu'Emilio était seul dans son bureau, à compter sa recette, pour lui rendre visite. Alice en professionnelle se déshabilla pour l'aguicher et il en fit autant en laissant son arme de côté et c'est là que je suis intervenu en le plantant à mort. On a tout raflé et on a quitté la ville riches et décidés.
J'ai pensé à Martha pour l'aider avec notre recel. Elle nous reçut, habillée en noir, notre père venait de décéder. Comme toujours, elle était en colère ; elle nous reprocha tout. Notre absence à l'enterrement, notre désertion après l'incendie de la maison... Elle ne voulait ni de notre aide ni de notre présence. C'était la dernière fois que nous vîmes notre mère.
Et je suis là, dans ce taudis qui était notre héritage, envahi par les rats et les orties, à chercher un magot. Rien. Que de vieilles photos où nous faisons la gueule prises par notre voisin lui aussi disparu.
ALICE la fille de MARTHA
« Putain ! J'en ai marre de ce Jack à la con ! Il profite de mon argent et tout ce qu'il sait faire c'est me présenter des mecs. Pour arrondir les fins de mois qu'il dit... C'est plutôt la fin de moi. Je vais dire à Roland de m'en débarrasser, il sait faire.
Ma joie, c'est mon bébé, ma Justine. Connais pas son père et ça vaut mieux. Elle me console, me fait croire à l'avenir, elle me tient chaud. Mon soleil. Faire la pute ça suffit, l'oreiller est plein de pognon.
C'est le dernier me promit Jack. Divine surprise ! Il est jeune, beau, timide, avec ses cheveux blonds coiffés dans un désordre attendrissant. C'est surtout ses mains, de longs doigts fins qui me fascinent. Il dit être pianiste et s'appeler Nick. Je le pris et il me prit pour la première fois de ma vie. Incroyable, cette sensation de se perdre dans le plaisir et de mourir, de vivre... Je lui dis que je suis devenue son piano et il pouvait avec ses doigts continuer à faire cette divine musique de mon corps...
Je suis arrivée sans peine à convaincre Nick de venir partager avec mon bébé une vie que je voulais nouvelle. Roland, surpris, finalement s'en fout. Il m'a promis de ranger Jack parmi les amis absents, disparus.
Inimaginable que la roue pouvait tourner dans le bon sens. J'avoue que tout ça me faisait peur, j'ai pas l'habitude.
Elle est arrivée le matin, tapant sur la porte avec violence. Un regard noir menaçant, une femme mure aux cheveux gris. Déterminée, décidée. Où est-il ? Dégagez, je veux qu'il revienne à la maison ! Nick, à mon désespoir, baissant la tête, obéissant, la suivit...
Une sensation de vide où je tombais en larmes. On m'enlevait ma première fois. Je ne soupçonnais pas un tel bonheur et maintenant un tel désespoir. Roland pour m'aider à supporter m'apportait de la poudre. Je devenais la fille déchue, méconnaissable. Même pour mon bébé c'était limite...
Tout près de l'over dose, un matin Roland me réveilla brutalement : « Fais ta valise, prend ton bébé, ton pognon, une voiture t'attend dehors avec Nick au volant. Partez, disparaissez aussi loin que vous pouvez. Je m'occupe de la suite... Tchao ! » Nous vivons maintenant dans un coin perdu dans le nord du Canada. J'ai ouvert un petit bar avec un piano pour l'amour de ma vie. Nous eûmes un deuxième enfant, une fille qui s'appelle Fanny.
FANNY la petite-fille de MARTHA
« Je m'ennuie. Tout autour de nous d'immenses champs de neige. C'est désespérant avoir 16 ans et rien, un mètre de neige. Justine est à la ville; je sors, je gèle. Le silence me pénètre, je ne m'entends pas. Le froid me prend mes pensées, ma mémoire, ma volonté. Je sens que je perds mes repères, mes liens. Je ris nerveusement. Je me demande où est la source. Je me retourne et je ne vois plus rien ; ma maison s'est évanouie. Je sais, je vais m'arrêter, tomber à genoux.
Il est là, il me relève péniblement. Son regard bleu d'acier me transperce. Il me prend la main pour le suivre. Je cède en tout. Je me retourne et je me vois à genoux, immobile, sans vie.
Un monde nouveau. Une magnifique plage, une mer calme sous le soleil. Des personnes de tous âges marchaient sans parler comme absents avec une certaine gravité. Seuls les enfants lui souriaient. Elle était étrangère.
Une femme âgée lui prit la main. Une certaine chaleur émanait d'elle. Viens, je suis Martha, ta grand-mère, tu ne dois pas être ici. Je te ramène à la vie. Et toutes les deux se retrouvèrent dans le champ de neige et Fanny réintégra son corps glacé.
Elle trouva la force de pousser un cri qui alerta sa famille. Sauvée ! Elle se souvenait de rien, juste un rêve brouillé... Maman, qui est Martha ?